« Walking a Metaphor » Bruxelles-Genève-Berlin

1/3 Bruxelles. 24-30 septembre 2015

Un projet de marche urbaine en collaboration avec RECYCLART et suivi par Thierry Davila.

Cyril Bron et David Fuehrer vont suivre un itinéraire qu’ils ne pourront jamais emprunter. Ils marcheront au plus près du Ring de Bruxelles. Zones sans trottoirs, ils inventeront un tracé entre glissières et forêts, barrières et talus, ponts et tunnels. Ces différents franchissements vont ouvrir l’espace sur des paysages inattendus.

Ils seront équipés d’une caméra qui transmettra en direct un flux d’images et de sons diffusé au Recyclart  à Bruxelles.

Il s’agit de questionner l’autoroute qui apparait comme une métaphore de notre époque.

Par le dispositif de production d’images et de sons, le spectateur est confronté à une télé-présence,  proximité lointaine, anonyme et artificielle. Artistes et spectateurs éprouvent l’étrangeté d’une expérience qui mêle à la fois les résidus urbains et la technologie, les laissés pour compte et des propriétés sous haute protection.

Cyril et David vous invite à venir les rejoindre pour dessiner avec eux un chemin éphémère, partager un repas ou une soirée.

Walking

a Metaphor

by cyril bron &

david fuehrer

 

 

“Malgré la couverture satellite permanente et le

maillage des caméras de surveillance, nous ne

connaissons rien du monde” (Philippe Vasset)

Nous venons de terminer un film, « nos reflets »

qui d’une certaine manière tend à refléter quelque

chose d’une société à partir de ceux qu’elle a

exclus. En dessinant les marges, ne voit-on pas apparaître ce

qu’elles contiennent ? Avec « nos reflets », nous avons travaillé

avec des personnes aux destins liés à la toxicomanie. S’il

s’agissait avant tout de rendre visible le parcours de ces

personnes au travers d’autoportraits, nous avons ponctué le film

en nous mettant nous aussi en scène, dans une salle de bain, une

caméra à la place du miroir, sorte de témoin de nos

questionnements :

-au fond, t’es qui ?

-au fond.

Ainsi se termine le film, indiquant que quelque chose, quelque

part, nous échappe radicalement.

« nos reflets » a été tourné dans la marge, avec des gens à

l’écart de la société et en périphérie d’un certain cinéma

documentaire. Cette marginalité s’est imposée à nous comme

l’expérience d’une étrangeté : signe que quelque chose se dérobe,

comme la perception d’une expression qui nous échappe face à la

caméra ou à l’écoute de de notre voix enregistrée. L’étrangeté

signifie une forme d’inaccessibilité qui questionne nos

représentations de la normalité, de nous-mêmes et au delà, en

modifie l’expérience.

Cette étrangeté interroge de manière profonde notre identité car

« ici » il n’ y a plus toutes les couches de l’appartenance

sociale, tout ce qui nous permet de nous mettre en scène dans la

vie quotidienne. Nous sommes alors traversé par une contreexpérience,

non pas une expérience dont « je suis l’auteur », mais

une expérience qui nous arrive. Alors quelque chose de nous-mêmes

nous échappe: nous faisons l’expérience d’une non-coïncidence au

coeur de soi. « L’étranger ne recouvre pas exactement l’altérité

d’autrui ; il s’étend donc aussi au corps propre, aux formes de

l’art et à la nature » (Waldenfels, Topographie de l’étranger p.

11).

Après « nos reflets », nous voulions poursuivre cette expérience,

nous laisser rencontrer, affecter à nouveau par cet excès

d’étrangeté : étonnement, curiosité, frayeurs, blessure et

fatigue. Nous cherchions à côtoyer quelque chose sur lequel nous

n’aurions pas de prise, dont l’accès supposerait la suspension de

nos connaissances, de nos itinéraires, de nos représentations.

Origines

1

Partageant une bière dans un bar de Bruxelles,

après une semaine semée d’incertitudes et de

remises en questions, une idée soudaine nous

presse : parcourir la ville hors des circuits

balisés, transgresser les parcours définit par le

fonctionnement urbain et la rationalité. Si la

rationalisation conditionne les déplacements, elle

conditionne aussi la manière de penser, et nos modes de

consommation. Nous voulons justement sortir de ce que nous

imposent les déplacements quotidiens, insuffler de la poésie dans

notre mouvement et affirmer notre subjectivité comme une

réinvention et une redécouverte de l’environnement urbain. Mais

l’expression de la subjectivité est en réponse à un espace, elle

commence ailleurs et avant nous, elle nous précède, et nous

l’excédons dans la réponse. Dans cette faille temporelle, dans cet

interstice incertaine, ce sont les zones urbaines qui vont

littéralement nous traverser.

Notre outil de travail sera la dérive, celle des situationnistes :

“le passage hâtif à travers des ambiances variées” (Guy Debord,

Théorie de la dérive). Celle-ci nous permettra de naviguer sur les

eaux inconnues de la ville, de nous laisser porter par les

courants et les ressacs.

Nous avons parlé de « London Orbital » de Ian Sinclair. Dans ce

texte, dont le titre résume le programme, Sinclair tourne autour

de Londres en marchant le long du périphérique M25, qui ceint la

capitale britannique. Il est parfois seul, parfois accompagné de

plasticiens ou de musiciens (Bill Drummond, du groupe d’acid house

KLF). Il décrit les parkings, les stations-service, les

supermarchés et les banlieues-dortoirs, mais aussi les champs et

les décharges, cherchant les traces de présences disparues et de

cultes anciens, de lieux qui ouvrent sur d’autres lieux. “Sinclair

propose sa propre version de la psychogéographie, dans laquelle le

vagabond urbain, l’historien local, l’activiste d’avant-garde et

le polémiste politique se rencontrent et se fondent.” (Merlin

Coverley P.150)

Marcher en orbite autour de la ville… La métaphore appelait à être

parcourue tant avec les mots qu’avec nos pas et la poétique de la

marge et des détours initiée dans « nos reflets » ne demandait

qu’à s’y déployer. Comme la lune, les stations des agences

spatiales et autres débris en gravitation autour de la terre ; il

serait question pour nous de devenir les satellites de la ville:

production d’images de zones insolites, vues à partir de la marge

et de la périphérie… Deux êtres satellisés autour d’un « astre

urbain » qui opère sur eux des forces d’attraction et les met en

mouvement.

Nous sommes irrésistiblement lancés sur une trajectoire

métaphorique. Nous allons nous retrouver dans des impasses,

Métaphore

2

des impossibilités d’avancer et parfois nous perdre. « Dans « se

perdre » il y a la possibilité que l’espace domine le

sujet » (Fransesco Careri). Nous voulons éprouver l’urbanisme dans

sa matérialité brute. Nous allons parcourir à pied tous ces

endroits dédiés à la voiture, à la vitesse et au trafic: aéroport,

route, chemin, trottoir, giratoire, passages piétons, quartier,

barrière, jardins publiques, zones industrielles, parkings et

propriétés privés… C’est un autre rythme qui s’installe. La marche

s’oppose aux flux rapides ; elle se pose comme en porte-à-faux des

usagers ordinaires de ces lieux. Ces lieux que nous allons

traverser mais aussi y dormir, y manger, y passer du temps,

voyager à ciel ouvert, être aux premières loges de « je ne sais

quoi… ». Nous allons devoir nous perdre, qu’ici devienne nullepart.

3

Nous marcherons le long du ring de Bruxelles.

Celui-ci est constitué d’une forme ovale de 75

kilomètres qui englobe toute la région de

Bruxelles-Capitale et certaines communes

périphériques du Brabant Flammand et du Brabant

Wallon. Sa construction s’est étendue entre 1958 et

1980. La partie du ring qui passe à travers la forêt de Soigne est

une chaussée du IXIème siècle qui n’a pas été modifiée.

Nous allons longer ce tracé artificiel à pied. Nous partirons du

point zéro qui se situe à l’échangeur du Haut-Ittre au sud-ouest

et remonter le ring dans le sens contraire des aiguilles d’une

montre ; une manière symbolique de remonter le temps. Dès le

premier pas, c’est s’engager dans un retour aux origines du

mouvement. Notre tracé nous imposera une forme esthétique

paradoxale : Il nous mettra à la marge de la ville par une

frontière arbitraire à la fois mobile et statique : craquant de

béton rigide et poumon urbain, canal du flux permanent des

échanges avec le dehors : automobiles, camions, masse humaine

transportée et marchandises.

Muni de baskets, nous allons parcourir environ 150 kilomètres. Si

le ring fait 75 kilomètres, nous allons faire des détours. A pied,

nous ne pourrons suivre directement cette ligne de bitume qui

déchire le paysage en lignes droites. La marche nous imposera des

détours avec toujours l’autoroute en ligne de mire : toujours à la

fois proche physiquement et parfois lointain en fonction de la

manière que nous aurons de progresser.

Nous ferons environ 20 kilomètres par jour. Si nous marcherons

environ quatre à cinq heures quotidiennement, nous serons occupés

le reste de la journée par nos différentes explorations. Dans un

travail psychogéographique de recensement et de recherche, nous

allons aller voir ce qui se cache en bordure du ring : nous allons

explorer les centres commerciaux, les bords du canal de Charleroi,

la zone de l’aéroport, les échangeurs, les parkings, les zones

d’habitations et les aires de repos. Le Ring est une artère entre

le coeur de Bruxelles et l’extérieur, les voitures circulant à

toute allure entre le dehors et le dedans. Une artère centrale

alimentée par les routes secondaires aux croisements des

différents échangeurs. Le sang automobile circule d’un besoin de

consommation à un autre, du travail au logement. Une vie gravite

autour de cette artère, une vie quasi invisible; sur l’autoroute

on ne fait que passer, le paysage défile à toute vitesse. Avec la

lenteur de la marche, nous allons découvrir ce qui se greffe

autour du ring et rencontrer celles et ceux qui cohabitent avec le

géant de béton.

« je veux marcher le long de l’autoroute orbitale : avec la

conviction que ce nulle-part, ce périphérique offrira des récits

neufs » (Ian Sinclair)

Marche

4

Si nous allons découvrir peu à peu certains mystères autour du

ring lors de notre déplacement, nous allons aussi éprouver le

trajet dans sa temporalité car durant les sept jours que va durer

notre marche, nous dormirons à même l’espace de notre parcours.

Chaque fin de journée, nous installerons notre bivouac pour dormir

en attente du prochain jour de marche. Il n’y aura pas de

suspension dans cette exploration. L’environnement sera avec nous

jour et nuit. Si nous allons découvrir des zones insoupçonnées,

nous allons éprouver physiquement ce qu’un tel déplacement peut

faire endurer au corps que ce soit au niveau du froid, de

l’humidité et de l’inconfort. « Par la fatigue, le corps devient

chose étrangère » (Valéry). Nous marcherons tels des clochards

célestes et le ring va s’imposer à nous dans toutes ces

dimensions.

5

Notre progression sera enregistrée par une

caméra et les images seront diffusées en direct

dans un espace d’art.

En poursuivant la métaphore, la caméra aura comme

nous la présence et les mouvements d’un satellite qui

suit une trajectoire selon un algorithme autour d’un astre. Celuici

est équipé pour capter des images et les retransmettre de

manière systématique et définie au préalable. Il n’y a pas de mise

en scène, uniquement la captation d’un flux d’images et sa

transmission continue sans aucune intervention humaine. La caméra

est utilisée dans sa fonction la plus primaire: enregistrer des

images. Couplée à la technologie des réseaux internet, elle est

connectée et alimente une ligne.

La caméra sera notre propre satellite, mais dont la fonction

serait de filmer l’univers que nous traversons: satellite qui

capte l’univers autour de son astre et non l’astre lui-même.

Au niveau technique, nous allons équipé la caméra à l’arrière

d’une bande velcro de 4 cm. 4 bandes scratches pour accueillir la

caméra seront disposées: sur le torse, sur les côtés gauche et

droit du sac puis enfin sur l’arrière du sac. Ces bandes de velcro

serviront de point d’ancrage pour la rotation de la caméra, se

faisant ainsi discrète, proche du corps et rapidement déplacée.

Nous suivrons physiquement le canal d’un flux urbain pour mieux

s’en déconnecter et à la fois nous serons nous-mêmes le canal d’un

flux. En générant un flux d’images, nous nous engagerons dans une

démarche subversive car les flux qui traversent l’espace urbain ne

se limite pas au trafic routier. Le contrôle des flux (image,

électricité, nourriture, migration, connexion, etc) est un des

enjeux de la sécurité contemporaine : sélection, fluidité,

transparence et il conditionne l’usage des espaces urbain.

Par la présence d’une caméra retransmettant une image en direct,

nous nous imposerons une exigence critique, produisant une forme

d’ambiguïté prompte à questionner le spectateur comme nous-mêmes :

s’imposer ce à quoi nous cherchons à échapper.

Caméra-oeil, tiers permanent et spectateur, présence d’une altérité

radical et anonyme. Que restera-il de nous ? Rats de laboratoire

lâché en milieu urbain sous l’oeil d’observateurs aux réactions

inconnues et inaccessibles. Mais à la grande différence des rats

de laboratoire, nous aurons choisi de nous soumettre à

l’expérience. Et pourquoi s’infliger cela ? Expérience limite…

Des questions se posent avec urgence…

Ne sommes nous pas en train de nous inscrire dans une forme de

télé-réalité sophistiquée ? N’est-ce pas l’expression d’un délire

narcissique d’êtres encombrés par leur confort contemporain, si

Caméra

6

perdus que seul une expérience extrême et loufoque se profile en

réponse ? L’expérience de l’étrangeté devient-elle, aujourd’hui,

si difficile d’accès ? Ne devrait-elle pas rester purement anonyme

et discrète?

Mais la caméra rend visible. Nous allons brandir, agiter cette

forme discrète et contemporaine de contrôle: transparence

numérique, géolocalisation, surveillance, analyse du big data,

traçabilité intégrale de l’individu (numérique, génétique, etc),

emprise technologique instaurée en communauté social. « Plus

démocratique, moins effrayante : le contrôle mutualisé instaure la

communauté des voyeurs » écrit Frédérique Gros. Nous infliger la

présence permanente de la caméra, c’est interroger l’influence de

cette forme de contrôle démocratique sur l’usage humain des

espaces urbains.